VII

Paul Eyre était assis dans la voiture de sa fille Glenda garée sur le parking du collège de Busiris. Après s’être efforcé pendant trois heures de mettre de l’ordre dans ses pensées et ses réactions, il s’était à demi convaincu qu’il était bien le danger dont parlait Tincrowdor. Pourtant il n’avait pas l’intention de se livrer, du moins pas encore. Bien qu’il n’eût guère d’imagination, la lettre de Leo lui avait laissé entrevoir ce qui risquait de lui arriver. Il pouvait passer le reste de sa vie dans une chambre d’hôpital ou se faire tuer par un fanatique voulant débarrasser le monde de la menace qu’il représentait. Tous les gardes, toutes les précautions imaginables ne suffiraient jamais à le mettre à l’abri d’hommes résolus.

Cependant, il voulait faire son devoir et cela impliquait qu’il se sacrifie pour le bien de l’humanité. Il était peut-être une bombe ambulante mille fois plus mortelle qu’une douzaine de bombes H.

Ce n’était toutefois pas l’impression qu’il avait. Il se sentait seul et impuissant, il avait terriblement peur. Il se voyait dans la peau d’un lépreux, il s’apitoyait sur son sort. Pourquoi fallait-il que ce soit lui ? qu’avait-il fait pour mériter ce qui lui arrivait ? Il n’était pas mauvais ; il avait ses défauts (quoique, sur le moment, il ne s’en rappelât aucun) mais ils n’étaient pas assez graves pour justifier un tel châtiment. Tout ce qu’il avait demandé, c’était de continuer à travailler chez Trackless et dans sa propre petite affaire, de boire une bière de temps en temps, d’aller à la chasse et à la pêche, de prendre sa retraite un jour et d’inventer un gadget qui le rendrait riche et célèbre.

C’était tout ce qu’il voulait.

A présent, pensait-il, je sais ce qu’éprouvaient les daims et les lapins quand je les chassais. Il ne regrettait cependant pas de leur avoir tiré dessus : c’étaient des bêtes que Dieu avaient créées pour le plaisir des hommes. Il n’avait pas une once de cette sensiblerie qui conduit certains à s’émouvoir de la mort d’un inoffensif cerf aux doux yeux alors que l’abattage de veaux et de moutons tout aussi inoffensifs les laissent totalement froids. Il ne les voyait passe contenter de noix, de carottes et de pommes par amour des animaux.

Pourtant, en traversant les bois puis la ville pour se rendre au parking du collège, il avait senti en lui la terreur que doit éprouver un daim pourchassé.

Agglomération de cent cinquante mille habitants, Busiris s’étirait sur une dizaine de kilomètres de part et d’autre de l’Illinois et couvrait en largeur trois collines sur une distance de huit kilomètres. Après les bois et les champs, Eyre avait traversé la petite zone industrielle située au nord de la ville, escaladé une des collines et rejoint les faubourgs. Plus il se rapprochait du collège, plus il risquait d’être reconnu mais il s’était rasé la moustache au cottage et il ne portait pas ses lunettes.

Avec un tournevis pris chez Gardner, il avait baissé la vitre avant gauche de la voiture de Glenda, avait glissé le bras à l’intérieur et ouvert la portière. Quelques minutes plus tard, il avait réussi à mettre le moteur en marche en trafiquant l’allumage. S’il se faisait repérer par une voiture de police, il aurait toujours la ressource d’essayer de s’enfuir avec l’Impala de sa fille.

A trois heures trente, le grand bâtiment libéra un flot d’étudiants mais plus des deux tiers des véhicules avaient quitté le parking quand Glenda apparut. Elle avait un visage d’une grande beauté malgré sa maigreur et de longs cheveux noirs. Sa silhouette faisait pitié. Elle aurait été plutôt grande si son dos n’avait eu la forme d’un point d’interrogation. L’une de ses jambes minces comme des échasses était plus courte que l’autre et lui donnait une démarche évoquant un serpent malade.

Glenda était un reproche vivant pour son père, qui ne l’avait pourtant compris que récemment. Paul avait été déçu à la naissance de Glenda parce qu’il aurait voulu un deuxième fils. Les filles ne servent à rien, elles demandent des soins particuliers, deviennent un problème à la puberté et ne participent nullement au budget familial – si ce n’est en aidant leur mère quand elles sont en âge de le faire. Paul Eyre décida que sa fille ressemblerait le plus possible à un garçon : il lui apprit à réparer les moteurs de voiture et de bateau, à bricoler, à chasser et à pêcher. Au moins, pensait-il, quand elle se mariera, elle ne sera pas un boulet comme Mavice. La femme de Paul s’était refusée à apprendre à l’aider dans son affaire et lorsqu’elle l’accompagnait de mauvaise grâce dans ses randonnées, elle se plaignait à chaque instant : elle n’avait pas son confort, la nourriture était mauvaise, elle s’ennuyait.

Glenda avait dix ans quand Paul l’emmena dans le Wisconsin avec Roger pour une partie de pêche. Comme elle ne se sentait pas bien depuis plusieurs jours, elle avait fait des difficultés pour venir et sa mère l’avait soutenue mais Paul avait tempêté jusqu’à ce qu’elles cèdent. Quand ils furent sur le bord du petit lac, Glenda était trop souffrante pour quitter la tente. Persuadé qu’elle jouait la comédie, Paul s’était mis en colère et ne s’était quasiment pas occupé d’elle. Le lendemain, la petite fille avait une forte température et délirait. Comprenant enfin la gravité de son état, son père l’avait portée dans la voiture et avait roulé toute la nuit pour rentrer à Busiris.

Glenda avait failli mourir de poliomyélite, elle resterait infirme à vie.

Elle n’avait jamais reproché à son père de l’avoir forcée à venir avec lui mais la mère avait plus que compensé le silence de la fille. Combien de fois Mavice ne lui avait-elle pas jeté cette histoire à la figure quand ils se disputaient ?

A présent, il sentait son cœur sombrer en voyant Glenda boitiller sur le parking. Il comprenait maintenant pourquoi sa seule présence le mettait en rage, pourquoi il avait été aussi impatient qu’elle aille au collège. Au plus profond de lui-même, il savait que c’était à cause de son égoïsme, de sa stupidité, qu’elle était devenue une infirme. Il avait jusqu’ici refusé d’admettre consciemment cette culpabilité, qui ne l’en avait pas moins tourmenté.

Il comprit aussi pour la première fois que Mavice était elle aussi à blâmer. Pourquoi ne s’était-elle pas opposée plus fermement à lui ? Elle aurait dû le laisser ronchonner et refuser catégoriquement qu’il emmène dans une pareille expédition une enfant manifestement malade.

Tous deux étaient coupables ; tous deux avaient refusé de reconnaître leur faute. La seule différence, à présent, c’était que Mavice était encore aveugle et que quelque chose avait soudainement et douloureusement ouvert les yeux de Paul.

Ce quelque chose, il savait ce que c’était : les étranges organismes infiltrés dans son corps l’avaient transformé.

Station du cauchemar
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